Jean Dufour a été mon agent artistique pendant de longues années. Il fut aussi celui de nombreux artistes, dont Félix Leclerc, et a été l’artisan de notre rencontre à l’Ile d’Orléans face à la ville de Québec. Nous avons vécu ensemble de grands et beaux moments. Il vient de publier “Portraits volés” (Le bord de l’eau Editions), voici de larges extraits de celui qu’il m’a consacré ( illustré par José Corréa)…
YVES DUTEIL Un parfum d’éternité
Pendant les années 1970/80, Claude Dejacques, directeur artistique chez Philips a souvent été considéré comme un véritable artiste. Talentueux, discret, malicieux, il savait parfaitement occuper auprès des privilégiés qu’il conseillait la place la plus judicieuse, la plus efficace, la plus favorable à l’évolution de leur carrière. Il avait le regard nostalgique, le visage légèrement incliné, la voix douce, comme s’il ne parvenait pas à oublier quelques pénibles souvenirs d’une vie d’aventure. Nous avons travaillé ensemble à la préparation et à la promotion d’une série d’albums de Félix Leclerc dont j’étais l’agent. Il supervisait les enregistrements et je proposais textes et photos pour les pochettes et les communiqués. Une confiance totale, puis une amitié nous rapprochait. Ce n’est donc pas le hasard qui m’a fait décrocher le téléphone, un jour de 1977.
-« Jean, connais-tu Yves Duteil ? »
-« Je connais quelques chansons, dont Virages, qui me plaît beaucoup, mais je n’ai jamais rencontré l’artiste. »
-« Il est en ce moment au Théâtre de la Ville. Tu veux le voir ? »
-« J’ai vraiment beaucoup de travail, mais je viendrai. »
Je devine sans peine le sens de son intervention et me tiens sur une prudente réserve. Je ne peux travailler qu’avec les gens que je sens vivre et dont j’apprécie le talent…Quelques artistes, et non des moindres, ont déjà sollicité une collaboration dont je savais, d’instinct plus que de raison, qu’elle n’aboutirait pas. Mais Dejacques est la référence. Le Théâtre affiche complet. Yves Duteil entre calmement en scène. Il est grand, mince, la guitare sur un ensemble de jean’s, la chevelure aux épaules. Il répond aux applaudissements d’une discrète inclinaison du torse…et commence. Une heure de magie pour une salle frémissante de bonheur. Autant pour les dédicaces et les questions auxquelles il répond avec une surprenante gentillesse. Pas de doute : il vient de se passer quelque chose. Un évènement affranchi du music-hall. La révélation d’un grand de la chanson par le texte, la musique et la voix. Une rareté en somme, parmi les artistes de sa génération. Toutes ces considérations et pas mal de réflexions encombrent mes pensées en regagnant mon bureau où Sylvie Dupuy, qui partage mes responsabilités, m’attend, entre scepticisme et ironie.
-« Alors ? Tu t’es encore fait avoir… »
Mais ce n’est déjà plus une question. Elle a bien compris. Deux jours plus tard, nous nous retrouvons au bureau. Il est accompagné de Noelle, sa femme. De plus près, ses longs cheveux encadrent un visage aux traits fins et réguliers. Je suis impressionné par la vivacité du regard et la disponibilité du sourire. La simplicité de notre installation ne semble pas le préoccuper. ( …) Cette première séance préfigure un accord sans nuage. Tous les paramètres sont définis, étudiés, chiffrés sans complaisance, mais par-dessus tout, c’est l’amour du travail bien fait, une loyauté sans faille et un respect réciproque auquel vient s’ajouter celui du public qui sont la base de notre entente. (…)
C’est alors que va se produire l’inattendu. Félix Leclerc commence une tournée qui va le conduire dans les principales capitales régionales. A Montélimar, ce soir là, une allée à tous vents conduit de la loge à la scène. Il fait très froid, un froid humide bien différent de celui, continental, du Québec. Les bronches de Félix ne résistent pas. Malade, il est contraint de cesser les récitals et de regagner la Belle Province en urgence pour suivre le traitement que nécessite son état. Consternation, tristesse, mais il convient de réagir rapidement. Je demande au producteur de Pathé-Marconi, où Yves enregistre, de me fournir cinquante exemplaires hors commerce du double album qu’il vient d’enregistrer afin que je puisse les envoyer aux organisateurs de la tournée Leclerc, accompagnés d’un dossier de presse. On modifie une partie du calendrier et les itinéraires. La tournée est sauvée et Yves Duteil se trouve sur l’orbite du succès qu’il ne quittera plus. (…)
A Bruxelles où, à la faveur de son passage, sa firme de disques a organisé une grande fête en son honneur, un monsieur âgé se présente à moi, vêtu de sombre et coiffé d’astrakan : « Je voudrais, Monsieur, rencontrer Yves Duteil. »
-« C’est à quel sujet, Monsieur, et qui dois-je annoncer ? »
Dans un sourire rayonnant de fierté :
-« Je suis le père de l’artiste »
Cet instant d’émotion n’a plus quitté ma mémoire. Le voilà bien déchiré, ce voile d’incertitude qui aurait pu opposer un père à son fils Une fois encore s’affirme un caractère et une volonté masqués de velours qui, en dépit d’épreuves douloureuses, de sarcasmes et de désillusions ne désarmeront pas.
Yves Duteil, avec sa guitare sèche et ses musiques acoustiques ne revendique rien d’autre que la fidélité à ses convictions, ce qui déconcerte quelque peu la critique. (…) Yves et Noëlle vivent l’histoire d’un couple passionnément uni et invincible dans un milieu parfois agressif à l’affût de toutes les épreuves. Le triomphe de Prendre un enfant élue chanson du siècle en 1987 par un sondage populaire à l’initiative de RTL et CANAL+ déclenche un courant de dérision et de critiques malveillantes. (…)
Dans l’intervalle, et à la faveur d’une tournée au Québec, il a rencontré Félix Leclerc et gagné son amitié. Lorsqu’il revient à Montréal, deux années plus tard avec La langue de chez nous il reçoit l’ovation la plus émouvante de sa carrière. Son combat pour la défense de la langue française ne sera pas le seul. Vingt années de collaboration avec Pathé Marconi devenu E.M.I virent au cauchemar. Le nouveau Président de la firme provoque un conflit qui va durer dix ans. Pendant cette dure période, Yves va devoir se battre pour imposer son talent et confirmer son magnifique parcours. Il va trouver chez BMG la compréhension chaleureuse qui va lui permettre d’affirmer ses engagements dans la suite de La langue de chez nous. L’album suivant rend hommage au combat pour la Paix et pour la Justice avec des titres révélateurs comme La tibétaine, qui résiste à l’oppression chinoise, Dreyfus, dont il est le petit-neveu, et Grand’pèreYitzhaak, Yitzhaak Rabin, victime, lui aussi, de l’intolérance de son temps.
Ma parenté avec Dreyfus m’a permis, au-delà de « L’affaire », d’évoquer l’homme, à travers ceux qui l’ont connu et aimé dit Yves Duteil.
Sans être à contre-courant, les convictions d’Yves, ses engagements ne vont pas dans le sens de la facilité qui fait vendre. Il entre alors dans une phase de dépouillement que la scène, seule peut ennoblir. Ce contact privilégié avec le public ne cessera pas, en dépit des épreuves qui l’attendent.
En 1999, il décide de présenter son récital, toujours en acoustique, dans une formule dépouillée qui privilégie l’authenticité. Il prépare sa rentrée à Bobino avec son pianiste, Michel Précastelli et doit reconsidérer les couleurs de son succès sans en affecter l’essentiel : la qualité de l’écriture des textes et celle de la musique, servis par la sincérité et la pureté de l’interprétation.
Année difficile, douloureuse car Noëlle est malade et se bat avec un courage qui fait l’admiration de ses proches et stimule la détermination de l’équipe dans la préparation du nouveau spectacle. Une nouvelle fois, le public est au rendez-vous, conquis par la complicité et l’émotion particulière qui émane de ce duo. Le vieux monsieur au bonnet d’astrakan quitte ce monde où se présente un petit-fils. La vie continue…
Il faut continuer, défier le poids du chagrin et la médiocrité des quolibets. Il semble que la gentillesse naturelle d’un homme soit devenue préjudiciable à son talent, reconnu et aimé du public, mais boudé par l’ironie facile des médias. Duteil ne provoque pas. Il témoigne avec pudeur de toutes les nuances du combat qu’il mène dans un nouvel album Sans attendre, et de sa confiance en l’avenir.(…) Tout en faisant écho aux fureurs du monde, il poursuit ses rencontres avec le public à raison de 70 concerts par an. Des autoroutes aux chemins de Compostelle et aux rudes sentiers du GR 20, au cœur de la Corse qui est aussi son port d’attache, il parcourt dans la sérénité l’itinéraire d’un homme ouvert aux réalités de son époque. (…)
Au fronton de la mairie de Précy sur Marne, le drapeau tibétain flotte aux côtés du drapeau français. Les sagesses de l’Orient et le dalaï-lama inspirent ce symbole d’une liberté fraternelle au maire de la commune. « Je suis un paradoxe ! » dit-il, baptisé catholique par ses parents dans une famille juive ancrée au souvenir du capitaine Dreyfus. Je retrouve aujourd’hui Yves Duteil tel que je l’ai connu. Chaleureux, amical, complice de mes tourments et de mes petits bonheurs, discret et présent à la fois. Il me fait souvent regretter d’avoir prématurément mis un terme à ma carrière parisienne. Mais les rêves s’évanouissent au réveil. Rien ne m’avait préparé à de telles responsabilités dont la réussite m’a ébloui d’un éclat que je dois d’abord aux artistes qui m’ont honoré de leur confiance et de leur amitié. C’est à cela que je pensais voilà bientôt trente ans, sur la route de Figari à Porto-Vecchio, ébranlé par les arguments d’Yves, qui avait associé l’amitié à la raison pour me dissuader d’arrêter Nous avons vécu séparément des épreuves particulièrement pénibles et si je l’ai devancé dans le temps, la couleur de mon panache blanc en est seule responsable. Je viens d’éprouver une émotion intense, un soir de juillet, dans le cadre du Festival Pause guitare à Albi. Devant un public immense, subjugué par la qualité artistique et humaine du récital, dans le partage d’un crépuscule rayonnant entre la scène et la brique rose de la cathédrale, Yves Duteil a, une fois encore, offert la plénitude de son art.
J’emprunte ma conclusion à Néry, (interviewé par Robert Migliorini dans La Croix du 16 mai 2009) : « Je souhaite sincèrement que des personnes qui ont les mêmes préjugés que ceux que j’ai pu avoir auparavant trouvent l’occasion de découvrir l’Yves Duteil d’aujourd’hui et l’homme simple qu’il peut être. Le préjugé est une version simpliste de l’assurance de soi, et si l’on accepte de mettre ses passions et ses certitudes dans le pot commun de ceux qui nous entourent, alors je crois qu’il en ressort de l’or et de vraies valeurs humaines. »
Portraits volés, Jean Dufour (Le Bord de l’Eau, éditions)
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