Félix Leclerc était avant tout un poète. Ses frères l’avaient compris très tôt, et lorsqu’ils étaient occupés aux travaux des champs, ils lui criaient du haut des meules de poser sa fourche et d’aller écrire… C’est un extrait de “Pieds nus dans l’aube”, la voix de Félix racontant la vie de famille, autour de la table du repas, qui m’ a inspiré cette chanson, lorsque sa mère leur intimait à tous de se taire, pour écouter le bonheur… Le silence est souvent l’écrin de l’émotion, de la pensée. C’est lui qui permet d’entendre cette petite voix émerger du fond de nous, pour nous offrir le murmure assourdissant de notre conscience, si souvent couvert par le tumulte du quotidien. Les minutes de silence rendent hommage aux disparus, au sacrifice et au chagrin, au sang versé et à la guerre. Pourquoi pas en imaginer une qui serait vouée à l’espérance, au bonheur et à la paix… A rêver le monde plus beau qu’il n’est, pour qu’il le devienne ?
Ecrire un tango n’était pas ma tasse de maté *… Pourtant il a suffi d’une conversation et d’un défi lancé lors d’un dîner, suite à la (re)lecture de la “Lettre au chocolat…” pour que j’écrive dans la nuit la première ébauche du texte **. Après la “Lettre au chocolat”***, voici le “Tango…”, dont nous avons confié la musique à Romain Didier…
“Le Tango du Chocolat”, enregistré en public aux Folies Bergère le 19 mai 2023
(*) le maté est une boisson traditionnelle en Amérique du Sud… 😄
(**) Voici l’une des toutes premières versions du texte…
LE TANGO DU CHOCOLAT
C’est pas le premier hidalgo
En posant la main sur son dos
Qui va nous imposer son pas
Pour qu’elles nous tombent dans les bras
Ravel n’a qu’à bien se tenir
Avec son petit boléro
On joue pas dans la même cour
Le meilleur prélude à l’amour
C’est pas le Mambo, la Salsa
Le Calypso ni la Rumba
Le morceau qui l’emportera
C’est beaucoup plus simple que ça…
C’est le tango du chocolat
Qui vous secoue de haut en bas
La main tendue vers le placard
On sent qu’il est déjà trop tard
La tentation du cacao
Ca vous saisit dès le berceau
Juste au bord du premier carré
Si on y mord on est accro
Au son déchirant du bando
Le chocolat c’est un tango
Le papier d’argent qui l’étreint
C’est une cape d’argentin
Qui se plie en accordéon
Quand on l’entrouvre pour de bon
Ca vous parle de Buenos Aires
Et des fèves de Ganduja
Mais en gardant tout son mystère
Tout son mystère au chocolat
Le chocolat c’est du gâteau
Ca se déguste in extenso
En praline et en escargots
Mais quand ça vous monte au cerveau
C’est une passion dévorante
Une obsession envahissante
Ca ressemble à du flamenco
Au Paso Doble au Fandango
Mais pas d’erreur c’est un Tango
Moi ce désir sans foie ni loi
J’adore y goûter dans tes bras
J’en ai déjà le cœur fondant
En douceur et en noir et blanc
C’est un rouleau décompresseur
Qui vous délie l’âme et le cœur
Ca vous déstresse et vous détend
Encore mieux qu’un médicament
Mon enfer c’est pas Macao
C’est la poudre de cacao
Quand elle vous fait son numéro
Faut pouvoir tenir le tempo
Faut savoir aussi reculer
Pour ne pas qu’au dernier degré
L’allergie vous guette au placard
Un pas de plus et c’est trop tard
Le chocolat c’est un délit
Ca vous rend fou façon Dali
C’est le supplice de Tantale
Je succombe et tout m’est égal
Moi le souvenir délicieux
De ce premier baiser de feu
Je l’ai toujours au bord des lèvres
Et j’ai sa fièvre au fond des yeux
Toutes les langues de la Terre
L’ont invité dans leurs palais
Il a le chic et la manière
En gentleman il est parfait
Il est parfait au chocolat
Ce Tango possède un secret
Quand il vous prend dans ses filets
Il vous emmène au Nirvanâ
D’où l’on ne revient plus jamais
Et s’il m’embarque pour Cythère
Pour l’avoir dansé un peu trop
On pourra graver sur ma pierre
Juste une plaque avec ces mots :
« Fidèle jusqu’au dernier carré
A la fièvre du cacao
Pour ma dernière volupté
Je veux mourir allegretto
De chocolat et de tango »…
Tango.(***) Et ci-après, la “Lettre au chocolat”
(extraite du livre “Les choses qu’on ne dit pas” (2005, l’Archipel, et sa réédition augmentée, en Livre de Poche (2022)
Cher chocolat,
Écrire ton nom me met l’eau à la bouche… Je sens déjà depuis les tréfonds de mon être monter l’irrésistible appel du placard. C’est comme un acte reflexe sur lequel ma volonté n’a plus aucun pouvoir, et mes pas me portent vers la cuisine. Plus rien n’existe dans l’univers, que cette boîte en fer émaillée de dessins d’autrefois. Le couvercle qui résiste, rend plus pressant encore le désir de sentir ta tendre amertume sous mes dents puis l’explosion de ta suavité sur mes papilles et mon palais. Avant même de casser la barre entre mes doigts fébriles, je sais qu’il va se passer entre nous un moment de sensualité secrète. Dans ce rituel qui commence, les préliminaires font déjà partie du plaisir. J’aimerais davantage de discrétion entre nous… il faut décidément que je mette de l’huile sur les gonds de cette porte, toute la maisonnée va nous entendre…Tu est encore vierge sous la transparence de ta cellophane… Je vais être le premier à dévoiler ta nudité, à caresser le craft de ton papier brun, à t’ouvrir comme une lettre qu’on déchire et qu’on dévore, sans même prendre le temps de découvrir la savoureuse recette imprimée sur ton dos…. Mais d’abord, saisir le petit pli caché de ce voile transparent qui enserre les deux plaques l’une contre l’autre dans leur emballage d’origine. Peine perdue, le collage est parfait, comme d’habitude… Un coup d’ongle sur la césure… Je glisse un doigt sous ta robe de papier, puis du plat de la main, je soulève le rabat qui révèle ta couleur, et exhale une bouffée unique de ton parfum sucré… Le fin du fin, c’est de casser en un seul morceau ta première barre en laissant intact le reste de la plaque… Après, tout va très vite, c’est secret, furtif et délicieux. Un nuage d’enfance surgit, lorsque la chaleur de la bouche entame la fonte des premiers morceaux qui cassent sous la dent, et quand les narines interceptent par le palais les premières effluves parfumées qui vous explosent dans la tête…
Alors, des images enfouies remontent du fond de la mémoire sensitive, quand je te consacrais l’essentiel de mon argent de poche sur le chemin de la communale, le petit arrêt-boulangerie, la plaquette qu’on glisse à l’intérieur du petit pain au lait de quatre heures, toutes nos complicités de frères avec Roland, quand on inventait de nouvelles recettes de petits suisses à 60% roulés dans ta poudre de cacao pour en faire des truffes avant de les saupoudrer de sucre, ou la tartine beurrée avec un hot-dog de banane au Nesquick… Même si on se sent un peu coupable après, tu contiens du magnésium, et le magnésium, c’est nécessaire, et même indispensable pour l’équilibre. En fait, tu es quasiment un médicament. Et là, on en reprend. Parce que s’arrêter, dans ces conditions, ça confine à l’héroïsme. D’ailleurs, pour Jean-Michel di Falco, notre ami de Gap, (et d’agapes) le péché de gourmandise ne commence que quand on se rend malade… Il y a mille façons de te consommer, de t’aimer. Moi, c’est la façon puriste, noir de chez noir, limite corsé. Mais je t’aime aussi pour les autres. Je trouve dans la préparation des desserts une volupté et une jubilation à anticiper le plaisir à venir, pour le partager avec les gens que j’aime. Quoi de plus beau que le moelleux de ta mousse sur la spatule, la frimousse des enfants après le traditionnel lèchage de la casserole, l’onctuosité du mélange qu’on verse dans le moule à manqué avant de le mettre au four préchauffé à cinq et demi…Ce fondant à cœur, pour lequel il faut avoir le courage d’arrêter la cuisson alors que la pointe du couteau ressort encore bien chargée… Et la petite trace aux commissures, qui trahit le gourmand… Je suis un mordu de toi sous toutes tes formes, en crème, en poudre, froid dans le verre ou chaud dans le bol à l’ancienne, en coulis de profiterolles, en petits bouts durs dans la glace molle, avec Dali ou sans, sur un petit poulain blanc ou près d’une vache bleue, belge suisse français ou maya, en nappage, pris en sandwich au coeur d’un macaron moëlleux tout frais sorti du sachet, ou en effluves par le soupirail qui laisse s’échapper dans la rue ton parfum mêlé à celui des croissants chauds du petit matin… Ta lingualité ne se goûte pas, elle se déguste, se savoure, elle se sublime, elle se succule… J’en connais même qui te posent sur le radiateur pour te chauffer à blanc avant de te croquer mou.Tu es chez toi dans tous les palais, tu connais toutes les langues… Tu peux toujours me faire les yeux doux avec tes barres à la noix, tes écorces d’orange confites ou tes éclats de noisettes craquantes, me faire une fleur avec tes fèves blanches de Jandujia, bien que blanc de peau, je suis black de chocolat. Et même si avec ton petit air de ne pas y toucher, l’accoutumance me guette dans un de tes coins sombres, même si je me sens un peu plus accro à chaque fix, jamais je ne n’atteindrai le point de rupture…
Fidèle du dernier carré, je pilerai net à l’extrême limite du supportable. Au premier mal de tête, quand perle la nausée du matin, stop ! J’aurais si peur de franchir le niveau de saturation, la cote d’alerte, de basculer d’un coup dans l’aversion, peut-être même dans l’allergie… Si un jour ton désir me plaque, je fais un cacao nerveux…Et c’est toi qui seras chocolat. Non ce serait vraiment trop triste… Passer le reste de ma vie sans toi… Même Ponette, la chienne, qui reconnaît entre tous le petit couinement discret de la charnière, et s’assied instantanément à mes pieds avec son regard suppliant, ne me le pardonnerait pas. Alors faisons un pacte. Ne me laisse jamais aller trop loin avec toi… Retiens-moi juste avant que je fasse un malheur…En échange, je t’inventerai des mots insensés, que tu comprendras…je ferai un domaine où l’amour sera loi, où tu seras roi…
Mais ne me quitte pas…ne me quitte pas… ne me quitte pas…
Le 4 avril 1983 , Félix Leclerc était invité au Printemps de Bourges pour une soirée d’hommage. Ce fut notre première rencontre, sous l’égide de Jean Dufour, notre agent commun en France. Quelques mois plus tard, Félix nous invitait chez lui, à l’Ile d’Orléans, en face de la ville de Québec, pour une journée inoubliable d’échanges où nous avons découvert, au-delà du poète, un homme en colère contre l’hégémonie de l’anglais dans la “Belle Province”, pourtant francophone à 95%. Cette rencontre a semé en moi la graine d’un engagement qui ne m’a plus quitté. Félix était comme un arbre, il avait pris racine dans un terroir, s’élevait vers le ciel en offrant ses fruits à tout le monde. Il écrivait : “Ce n’est pas parce que je suis un vieux pommier que je donne de vieilles pommes”… ou encore : “Quand un arbre meurt, il laisse deux trous. Le plus grand dans le ciel…”. Au retour de cette “belle visite”, j’ai compris que son combat était sans doute déjà le nôtre sur le vieux continent. Encore imprégné de cette conversation, j’ai voulu offrir à la langue française un écrin que j’ai dédié à Félix Leclerc,
“La langue de chez nous” :
Quand Félix a pris son dernier envol, le 8 du 8 1988 à huit heures, j’ai écrit pour lui un texte, qui n’a jamais reçu de musique :
Commentaires récents