Jean nous a quittés le 26 avril 2024 dans l’après-midi.

La cérémonie de ses obsèques s’est tenue le jeudi 3 mai  en l’Eglise Sainte Marie des Batignolles, à Paris.

Il repose désormais à l’endroit le plus paisible du cimetière de Levallois, sous un magnifique cerisier, à quelques allées de Maurice Ravel. En prêtant l’oreille et en ouvrant son coeur,  je suis sûr qu’on y entend la petite musique de tout l’amour qu’il a semé au cours de sa vie…

Voici le texte de l’hommage que j’ai rendu à Jean lors de la cérémonie….

Yves

 

Mon Jean,

J’aimerais tant t’écrire ici mon plus beau texte, pour remplir le vide immense que tu laisses dans nos cœurs, et pour rendre hommage à la démesure de la belle musique de ton amitié… Travailler avec toi a été un bonheur et plus encore, un honneur. Être ton ami restera un des plus beaux cadeaux de toute notre vie à Noëlle et moi.

Très critique de ce temps, je revois ton sourire un peu désabusé, comme pour t’excuser d’être en désaccord avec ton époque. Et sous l’impressionnant pelage de ta barbe et de tes cheveux, perçait toujours cet éclair de malice et de tendresse, la bonté de ton regard et la générosité de ta nature profonde.

Dans la douceur de ta musique, il y a bien plus que du son. Il y a une lumière magique, qui nous reste, plus vivante que jamais. Il fallait pour cela l’humilité d’un compositeur capable de retenir ses notes pour porter plus haut celles d’un autre. En cela tes silences sont aussi beaux que tes accords. Donner l’apparence de la simplicité c’est tout un art… Sous le regard bienveillant de Claude Dejacques, qui a senti dès le début ce que nous pouvions nous apporter l’un à l’autre, ensemble nous avons travaillé à l’instinct, à la confiance, en grande complicité, il y a toujours eu entre nous quelque chose de fraternel… Et quand tu arrivais au studio, en ayant tout juste terminé dans le taxi l’écriture d’un quatuor, j’aimais tant ton écriture de cordes que j’allais me cacher, pour les écouter « en vrai », tapi dans un coin du studio, et entendre jusqu’au frottement de la colophane des archets sur les cordes des musiciens. De cette aventure hors du commun, il ne reste que de beaux souvenirs. Pour enregistrer « Le Temps s’écrit sur ton visage », nous avions une version guitare-voix et de belles cordes, mais il semblait manquer quelque chose. Une harpe. Ça ne pouvait être que Lily Laskine… Dans la nuit tu as composé un contrechant de harpe, et la merveilleuse petite dame toute ridée est arrivée au studio le matin, ruisselante de pluie car elle s’était trompée dans le métro et avait raté sa station… Elle a essayé de jouer la partie de harpe que tu avais composée dans la nuit, mais rien n’y faisait. Impossible pour elle de se caler sur ma prise de guitare-voix de la veille. Claude Dejacques s’illumine : « on devrait peut-être ne lui envoyer que la guitare dans le casque, sans la voix, ça l’aiderait sans doute à mieux se caler… Et en effet, en une seule prise, la harpe était « dans la boîte ». Et Lily revient triomphante en cabine. « Évidemment dit-elle, le chanteur, lui, il interprète, il est lyrique, il vit sa chanson. Mais le guitariste, alors lui, il s’en fout complètement, il joue son truc, ça lui passe complètement au-dessus de la tête… ».

“Le temps s’écrit sur ton visage” (Harpe, Lily Laskine)

Nous avons aussi partagé ce moment inoubliable de la « première » de « La langue de chez nous » au Québec… Une chanson encore inconnue dans la Belle Province et que nous n’avions même pas encore enregistrée en France… Jean avait écrit un quatuor à cordes pour cette tournée… Au dernier accord, un silence incroyable de la salle, puis une ovation, le public se lève, je suis pétrifié sur scène, probablement la plus grande émotion de nos vies respectives, tant pour Jean que pour moi…

“La langue de chez nous” (version album studio ,1985, au piano, Jean Musy)

Mais je ne voudrais pas que ton talent d’arrangeur éclipse celui du compositeur. Tu laisses un patrimoine inestimable, et le Métier ne s’y est pas trompé, en te décernant en 2016 le Grand Prix SACEM de la musique à l’image, devant toute la profession réunie qui a voté à l’unanimité pour toi autour de la grande table du Conseil de la Société des Auteurs, des Compositeurs et des Éditeurs. Même si tu as su donner à la chanson française par tes arrangements subtils les couleurs délicates de ton talent, l’émotion de tes intuitions musicales a aussi rempli l’espace de ce siècle passé d’une originalité sensible, d’une « patte sonore » unique en ton genre… Tu voulais sortir de ton propre cadre, comme tu l’as écrit toi-même : « je pense qu’il était nécessaire de transgresser ce que nous avions fabriqué pendant presque dix années ». Nous partagions ce même souci de ne pas marcher sur nos propres sentiers battus, de ne jamais devenir les gardiens de notre propre musée, et c’est même un peu cela, je l’ai compris sous ta plume, qui nous a un peu éloignés après cette extraordinaire collaboration sans faille…  Tu as toujours sous-estimé la valeur de ton parcours. Éprouver un sentiment d’échec en regard d’une telle réussite est un paradoxe que j’ai toujours essayé d’arracher à ta conscience pour te montrer la place de choix que tu occupes au Panthéon de tes pairs. Et depuis la seconde où la vie nous a éloignés, tu n’as cessé de me manquer. Tu es pour Noëlle et pour moi une rencontre capitale. Tu es resté à jamais mon frère. Et pas que de musique…

Ta spiritualité nous a bouleversés, ta foi nous a émus. Et ta détresse a été autant d’occasions pour nous de te redire notre estime, notre admiration et notre tendresse…

Je pense à tes enfants, à tes proches, à tous ceux à qui tu vas tellement manquer…

Mon Jean,

Si l’on devait faire le portrait du bonheur, il aurait parfois le visage du chagrin, et la quiétude bienveillante de ceux qui nous ont quittés mais qui veillent sur nous tendrement. C’est une image apaisante pour s’endormir, pour s’orienter, ou se perdre dans leur sourire. Il y a un peu d’infini dans cet amour-là. Ceux qui nous manquent semblent si sereins, si proches, comme en apesanteur… Est-ce qu’ils trouvent en nous leur chemin vers ailleurs ? Alors les vivants deviendraient la maison de ceux qui les ont aimés. Et si un jour ils n’existent plus pour personne, auront-ils vraiment disparu ? Se sentir aimé de son vivant, c’est savoir qu’il existe quelque part un après, un moyen de poursuivre la route ensemble. L’absence n’est pas qu’un vide. C’est aussi de l’amour qui nous accompagne.

Servir encore, être utiles à quelqu’un… Un beau destin pour nos absents…

Ta musique est là, au fond de nous…

 

“Il a fermé sa vie comme un livre d’images

Sur les mots les plus doux qui se soient jamais dits

Lui qui croyait l’amour perdu dans les nuages

Il l’a redécouvert au creux du dernier lit

 

Et riche d’un sourire au terme du voyage

Il a quitté son corps comme on quitte un ami

En emportant la paix, gravée sur son visage

En nous laissant à l’âme une peine infinie.”

   (“A ma mère”, version pour Jean, telle que je l’ai chantée à capella  en l’Eglise Sainte Marie des Batignolles)

Yves et Noëlle

La  SACEM a consacré un très bel hommage à Jean Musy : le voici…

 

 Jean a accordé à Bruno Tummers (coordinateur culturel RTBF et chroniqueur VivaCité) un entretien à l’occasion de la publication du coffret “Chemin d’écriture” (Intégrale des chansons 16 CD)

Voici le texte de cet émouvant témoignage, qui figure sur le livret (“Regards”) de cette intégrale :

 

Entretien avec Jean Musy :

Jean Musy est l’arrangeur de la totalité des albums d’Yves entre 1977 (Tarentelle) et 1985 (La  langue de chez nous).

Votre première collaboration musicale, Marie merveille, Marie bonheur, est un 45 tours qui  sort en 1974, vous souvenez-vous des circonstances de votre rencontre ?

Nous nous sommes rencontrés bien avant qu’Yves ne rentre chez Pathé-Marconi et que je ne fasse ce métier d’arrangeur. Je devais avoir seize ou dix-sept ans, nous avions sympathisé à la maison des jeunes de Chatou, en jouant du piano à quatre mains. Il y a des gens comme ça, on sait tout de suite qu’on les aime bien…

Quelques années passent et, un jour, Claude Dejacques, le directeur artistique de la firme de disques Pathé, m’appelle pour travailler avec Yves et c’est comme ça que l’on s’est retrouvé.

Comment travailliez-vous ensemble ?

De façon différente des autres artistes pour lesquels je travaillais. Yves aimait nous présenter ses chansons à la guitare, à Claude et moi, et guetter nos réactions. Sans rentrer dans les détails, les  mots qu’employaient Yves et Claude, mêlés à ma propre perception, m’imprégnaient très vite de  l’ambiance musicale vers laquelle je devais me diriger. Il me donnait alors la cassette de toutes les  chansons entendues au cours de notre après-midi et je rentrais chez moi pour écrire les  orchestrations.

Yves découvrait mon travail au studio, et je pense qu’il savait à l’avance ce que j’avais écrit car  mon travail était rarement modifié. On travaillait à l’instinct, à la confiance, en grande  complicité.

Il y a toujours eu entre nous quelque chose de fraternel et, même si on se voyait rarement, je crois  bien que, sans se parler beaucoup, la musique nous reliait.

Pourquoi êtes-vous séduit par son univers, vous qui aviez déjà travaillé pour Joe Dassin ou  Barbara ?

Yves est un magnifique auteur. Ses textes sont de vrais chefs-d’œuvre. Son talent est dans sa nature  même, bien entendu, mais c’est aussi un travailleur, un artisan qui peaufine ses paroles et ses  musiques. Vis à vis du public, chaque détail devait le satisfaire entièrement. La confiance qu’il m’offrait, je la vivais comme un honneur.

Lorsque je terminais un album avec lui, c’était compliqué pour moi de travailler pour d’autres  artistes qui n’avaient pas toujours ce désir de préférer le beau à l’efficace… Alors que les deux peuvent pourtant se marier avec beaucoup d’amour.

Vous signez les arrangements de plusieurs titres du 1er album, L’écritoire, puis la totalité de  ceux de l’album Tarentelle qui est un immense succès, comment Yves l’a-t-il vécu?

Yves est très heureux et fier de sa carrière, mais il n’est pas prétentieux. Il a toutes les raisons d’être  fier de sa réussite. Il n’a jamais fait de concession, ni aux modes ni aux courants de pensées « qu’il faut avoir pour être bien vu »… C’est un homme libre. J’ai un peu connu Georges Brassens et la popularité et le succès lui passaient aussi au-dessus de la tête, même s’il en était heureux…

Heureux mais surpris car rien n’avait influencé ses pensées ou sa direction artistique. Yves est de cette trempe et c’est pour cela qu’il a réussi sa vie et qu’il peut vous regarder dans les yeux…

Lorsque vous construisiez un album ensemble, certains titres étaient-ils abandonnés en cours  de route ? Il ne semble exister aucun fond de tiroir, aucun inédit dans ces années-là… ?

Je n’ai pas le souvenir de chansons qu’on ait abandonnées. Il y a des chansons que j’aimais ou  ressentais moins et je le lui disais. Dans ce cas-là, j’avais quand-même envie de l’aider à aller plus  loin, ou à compléter des choses qui, en toute modestie, me semblaient manquer. Lorsque vous avez affaire à un sculpteur sur bois cherchant la perfection, si on est un peu moins touché par telle ou telle œuvre, on est malgré tout infiniment respectueux du travail effectué.

Après Tarentelle, vous avez travaillé ensemble quatre autres albums, avec un plaisir toujours  renouvelé ?

Oh oui… notamment La langue de chez nous qui me bouleverse toujours autant… Je pleure quand je  l’entends. C’est l’un des plus beaux textes que j’ai entendu de ma vie, il honore à la perfection notre  langue. Cette chanson devrait être apprise par cœur dès la petite enfance, les générations futures  seraient peut-être un peu plus respectueuses de l’histoire de notre langue et de notre Nation.
De temps en temps, je rencontre des choristes qui ont participé à la séance d’enregistrement, ils m’en  parlent encore. Cette séance est ineffaçable pour nous, tellement nous avons été émus.
J’étais avec Yves lorsque, pour la première fois, il a chanté cette chanson au Québec. Il a dû l’interpréter à cinq ou six reprises, le public chantait en pleurant un texte qu’il ne connaissait pas avant d’entrer dans la salle de concert… C’est l’un des plus beaux souvenirs de ma vie.

Etes-vous conscient que vous avez « fabriqué » le son Duteil ?

Mon Dieu ! Non, je n’ai pas cette prétention, ce sont ses chansons qui m’ont inspiré. Nous étions  peut-être faits pour nous rencontrer, ses chansons et moi.

J’adorais ses textes et leurs mélodies. Yves aimait sans doute mes silences. Dans toutes mes  musiques, depuis que j’écris, le silence est très important. On me l’a souvent reproché, mais Yves jamais !

Vous avez pourtant une patte. Vos arrangements sont portés par des instruments acoustiques,  sans aucun son synthétique..

Je cherchais à faire des arrangements discrets et minimalistes. Par exemple, je n’ai jamais été un grand amoureux de la batterie dans mes orchestrations. J’ai toujours préféré la remplacer par des percussions, plus légères.
Les synthés, à l’époque, avaient un son dégueulasse. Je n’aimais pas ça. Aujourd’hui, tout ça a quand même un peu changé. Quoique…  Un instrument enregistré avec un micro et joué par un vrai musicien, c’est quand même autre chose.

C’est exact que, dans mes arrangements pour Yves, je ne mettais rien de moderne. Je continue ainsi dans ma propre production.

Vous qui pouvez la décortiquer, quelles sont les caractéristiques des musiques d’Yves ?

 

Yves compose à la fois au piano et à la guitare. On ne le mentionne jamais assez mais Yves est un  très grand guitariste et travaille minutieusement la façon de s’accompagner. Il me semble qu’en dehors de lui, il n’y a jamais eu un seul guitariste lors de nos séances. Par contre, je jouais les pianos. Au moment de notre collaboration, j’étais un peu meilleur que lui.

Ses chansons au piano sont donc un peu plus simples harmoniquement. Alors qu’à la guitare, Yves  se permet des choses harmoniques très subtiles.

D’ailleurs, ses mélodies et harmonisations sont beaucoup plus compliquées qu’elles ne le paraissent. Donner l’apparence de la simplicité, c’est tout un art. Les chansons de Brassens semblent faciles, mais si vous les disséquez, vous êtes loin du « simplisme » de la variété traditionnelle. Yves a le même talent. Ses musiques sont fluides et semblent parfois un peu « innocentes », détrompez-vous ! Ce sont de gentils petits pièges où il est passionnant de se faufiler…

A la fin des années 80, Yves Duteil fait évoluer son univers musical, il va alors travailler avec  d’autres arrangeurs, ce fut un déchirement pour vous ?

Il fallait le faire. Je ne mens pas en vous disant que nous l’avons convenu d’une façon simple. A  cette époque, je commence à composer beaucoup de musiques de films et je ne voulais plus  travailler sur la musique des autres. Par amitié, j’ai un peu continué avec Yves mais je lui disais qu’il fallait évoluer. Pour ma part, j’en étais incapable, peut-être trop respectueux de sa création.  Je pense qu’il était nécessaire de transgresser ce qu’on avait fabriqué pendant presque dix années.

On vous retrouve quand-même sur sa route à la fin de la décennie 90, puisque vous signez  l’habillage de Lorsque j’étais dauphin et Un ami est parti, dédié à son directeur artistique  Claude Dejacques.

Oui, mais je ne suis pas très heureux de mon travail. On n’a pas travaillé dans les mêmes conditions,  avec la même équipe.

Ce n’est pas un mauvais souvenir mais j’aurais dû mieux faire…

Qu’avez-vous envie de dire à Yves ? Après ce chemin commun qui a duré une dizaine  d’années ?

C’est mon frère. Il m’a fait évoluer. Il a modifié mes « à priori » sur certaines données de la vie, de la  société. Sans le chercher, sans le savoir, sans même en avoir jamais discuté avec lui, il m’a offert un  peu de son regard, plus éclairé.

La tendresse et les mots qu’il a pour son épouse m’ont fait un bien fou. J’aurais été un Prince si  j’avais su écrire pour l’Amour de ma vie le chef-d’œuvre qu’est Le temps s’écrit sur ton visage… Lui a su écrire à Noëlle:

 

Le temps s’écrit sur ton visage, mais ne sois pas triste pourtant

Toi qui voudrais m’offrir l’image de tes vingt ans

Le temps s’écrit bien davantage sur les visages indifférents

Ton bonheur est mon paysage à chaque instant…

 

Ses mots me bouleversent encore davantage qu’il y a cinquante ans… Aujourd’hui, je suis assez effrayé par la vie, par les autres et le monde… Lui m’apaise et me rassure. Yves est une rencontre capitale dans ma vie, et pas seulement dans ma vie de musicien.

Propos recueillis le 17 janvier 2023 par Bruno Tummers.

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