Chers amis

La perversité, c’est quand le bourreau rend sa victime responsable des souffrances qu’il lui inflige…

Au moment où défilent sous nos yeux les images insoutenables de la destruction de l’Ukraine par les armées de Vladimir Poutine, et de l’exode des millions de civils poussés sur les routes par la cruauté d’un dictateur inhumain,  je relis la lettre ci-dessous, extraite du livre “Les choses qu’on ne dit pas” (Archipel, 2006).

“À ceux qui décident des guerres

Vous qui avez le doigt sur la puissance armée et sur les codes du feu nucléaire, vous qui, d’une simple parole pouvez faire pleuvoir un déluge de fer et de sang sur des milliers d’innocents pour neutraliser quelques dizaines de criminels, m’accorderiez-vous quelques minutes avant de lâcher vos projectiles ? Avant de nous résoudre au mal nécessaire, on se doit d’épuiser tous les recours. Au stade ultime, seule une spiritualité éclairée pourrait s’élever contre la folie destructrice. Mais lorsqu’un dieu est appelé en renfort pour bénir la violence, tous les repères humains s’effondrent. Décider d’une guerre est une responsabilité très lourde. La prédire propre et rapide relève du cynisme ou de l’utopie. Une fois semée, chaque graine de fureur pourra germer un jour ou l’autre en fleur du mal, produire des grappes de fruits vénéneux. L’histoire du monde ressemble à une généalogie de la haine. Nous épousons des querelles, chaque victoire est une revanche qui aura mobilisé notre intelligence et nos talents en phagocytant dans notre esprit tout l’espace de création. La colère nous transforme en animaux cruels. Celle de l’automobiliste à qui l’on vient de faire une queue de poisson serait-elle digne d’un chef d’État ? Vous qui avez su vous battre pour conquérir le sommet d’un Everest électoral, vous qui avez prêté le serment de conduire vos pays avec discernement, rembobinez la vidéo de l’Histoire… Chaque deuil renforce davantage la détermination des survivants. Comme les répliques d’un tremblement de terre, les conséquences de la violence n’en finissent plus d’amplifier l’écho des battements de cœur en tambours de guerre. L’onde de choc confond les vagues d’assaut et l’horreur des représailles dans un cycle infernal. Face à la gloire du sacrifice suprême, de New York à Madrid, de Londres à Moscou, le danger est devenu quasi imparable. Pour le bonheur de «mourir utile», les affrontements militaires se muent en carnages civils, dont les images largement répandues démultiplient l’horreur en distillant la terreur jusque dans les urnes des démocraties. Les journalistes, les bénévoles des organisations humanitaires venus aider les populations, sont pris en otages ou même assassinés. Le piège se referme. Les États peuvent-ils s’autoriser à commettre précisément les excès qu’ils répriment? Devrez-vous répondre au meurtre par l’assassinat? Fallait-il répliquer à l’éventualité d’armes de destruction massive par une destruction massive d’innocents? Pourquoi tant d’injustice pour restaurer l’équité? Combien de prisons construites au nom de la liberté, d’arbitraires revêtus du nom de démocratie ? Toute cette mort répandue au nom de la vie alimente, pour des générations, la haine d’Afghans, de Tchétchènes, de Tibétains. Nous n’en sommes sans doute qu’à l’aube de l’humanité, et toutes les luttes menées par les hommes depuis la nuit des temps ont semé assez de rancœurs et de soif de vengeance pour nourrir des conflits pour l’éternité. Il faudra bien à un moment ou à un autre que la force brutale cède le pas à la parole, et que vos têtes chercheuses rangent les missiles au rancart. Parmi les vôtres, beaucoup seraient prêts à donner leur vie pour que l’Histoire s’écrive autrement, pour que le fait de mourir en guerre cesse d’être l’ultime recours pour espérer vivre en paix. Certains, en éclairant leur conviction irakienne à la lueur des lampes à pétrole, sont devenus des producteurs de brutes. Quand viendra le temps d’enterrer la hache de guerre, on ensevelira aussi la vérité, pudiquement recouverte d’un drapeau, de discours et d’hommages solennels, pour dissimuler un embarras, un remords. Chaque vie est précieuse, aucune ne vaut le prix du mensonge. Sur les théâtres d’opérations, où la critique n’a aucune prise, les fautes de frappe laissent des bavures indélébiles. Et, sur le terrain, des innocents côtoieront pendant des années des munitions qui n’ont pas encore explosé, disséminées par des bombes à fragmentation, des mines anti-personnel dissimulées dans le sol. Pour ceux-là, longtemps encore, le remède restera pire que le mal.

Combien faudra-t-il encore de vie d’enfants pour que les ennemis d’hier s’étreignent en ouvrant un nouveau chapitre de leur histoire? Nous sommes faits de chair et de sang, et se battre est dans notre nature. Comme les tigres et les loups.

Mais notre nature profonde repose aussi sur notre statut d’êtres les plus conscients de la planète. La technologie nous a permis de multiplier en même temps notre pouvoir de destruction et notre force de dissuasion. «Œil pour œil rendra l’humanité aveugle», disait Gandhi. Le monde peut se transformer dans la paix. J’aurais tant aimé m’en remettre à votre clairvoyance…”

Verolo , 8 mars 2022
“On ne dit jamais assez aux gens qu’on aime
Par peur de les gêner, qu’on les aime”
Les paroles de la chanson de Louis Chedid collent parfaitement à ce livre d’Yves Duteil.
Je ne connaissais pas la première édition (2006) de ce recueil de lettres. Je ne peux donc en faire le comparatif. Je l’ai lu comme une nouveauté !
Yves Duteil s’adresse aux personnes qui ont compté dans sa vie, sa femme bien sûr, son amour, son double, sa muse et amie, fil rouge de sa vie, sa famille, ses amis, des personnalités, mais il s’adresse aussi à la musique, à l’alphabet, à la médecine… et même au chocolat !
Un ouvrage en forme de bilan tout en retenue.
Si le procédé peut sembler comme cela artificiel, le résultat est pourtant très agréable à lire, pas ennuyeux, car il faut compter sur la langue d’Yves Duteil, sur son amour des mots qui en font un parfait conteur.
Beaucoup d’amour, d’apaisement, dans ces lettres, et certains pourront trouver cela “gnangnan”. Mais on sent l’engagement et la conviction derrière les phrases, et cela sauve totalement de la mièvrerie.
Et surtout, cela n’exclut pas l’engagement (“lettre à la politique”, “A Précy”, qui témoignent de son engagement de citoyen), et sa lettre “à ceux qui décident des guerres” résonne tristement en ce début 2022…
Et je me dis que cela ferait du bien parfois, de s’installer devant une feuille de papier (ou un clavier), pour poser des mots sur son ressenti, ses émotions…
Le pouvoir des mots, de la langue, qu’Yves Duteil a si bien chantés…
Merci à Babelio pour cette lecture offerte dans le cadre de Masse Critique.
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