La pandémie de la Covid-19 révèle, en creux, l’importance capitale de la culture dans nos vies. L’arrêt complet des rencontres entre les créateurs et leurs publics a mis en évidence les effets singuliers de ce manque, qui perturbe jusqu’à l’immunité physique que nous confèrent ces échanges en temps normal. Les artistes, qui n’ont pas ménagé leurs efforts pour apprivoiser ce vide en produisant des rendez-vous virtuels, en chansons « confinées », en concerts Facebook ou en transformant leurs balcons en scènes improbables, ont été recouverts d’une cape d’invisibilité, laissés « sans assistance à culture en danger ». Plus de concerts, plus de « présentiel », mais au-delà, nulle perspective ni vision à moyen ou à long terme, n’est venue prendre en compte ce secteur, essentiel en termes d’économie, vital en matière de santé publique. Contrairement à l’adage en l’occurrence, ce qui ne nous tue pas nous rend plus vulnérables.
La culture n’est pas immortelle. Assujettie à un équilibre économique entre production et partage, elle pourrait ne pas survivre au silence, à l’assèchement de ses ressources, comme on a vu s’éteindre les hauts fourneaux de Lorraine, ou disparaître les mines de charbon du Nord.
Dans la grande chaîne de la vie,
Il faut toujours quelques perdants…
Mais dans la chanson de Raymond Levesque, c’était Pour qu’il y ait un meilleur temps…
Les arbitrages financiers de cette crise ne combleront pas le gouffre de ce néant culturel. Il faut sauver les rêveurs, les fous chantants, ceux qui rendent supportable la souffrance du quotidien en nous ouvrant l’infini de leur imaginaire ou la symphonie fantastique de leur génie. Aucune compensation ne viendra remplacer l’album qui ne verra pas le jour, le studio vide, le film avorté ou la salle de concert silencieuse…
Il ne s’agit pas seulement de rendre le rêve et l’évasion à un public en manque de divertissement, c’est toute la machinerie de ce rêve, et sa source même, que le danger menace. Si ces rouages s’arrêtent, le grain de sable de ce virus peut bloquer tout l’engrenage et assécher tout l’organisme de la création artistique. Nous allons devoir vivre longtemps avec ce risque sanitaire. Mais les structures du spectacle vivant ne sont pas adaptées à cette situation, en passe de se pérenniser ou de redevenir d’actualité si une nouvelle vague du même type survenait à l’avenir…
J’éprouve, au-delà de l’incertitude partagée par tous, une sourde colère devant ce mépris pour le monde artistique. Oubliés de la pandémie, les artistes sont en train de s’éteindre. Quand on sort d’un beau concert, on se sent plus fort, rempli de lumière, plus riche d’une espérance nouvelle. Plus fort aussi devant l’adversité. Notre hygiène mentale est une force de résistance face à la maladie, une contribution à l’immunité collective. Les artistes, souvent précurseurs des aspirations de demain, leurs antennes vibrantes à l’écoute des signaux faibles de l’espoir et des nouveaux partages à construire, portent vers la lumière le murmure assourdissant de nos révoltes, lancent des cris d’alerte pour éveiller les consciences assoupies, pour conjuguer l’imparfait au futur. Des saltimbanques ont fait jaillir le jazz, le rap, le cubisme, émerger des projets innovants, oser, transgresser, s’offrir en partage, habiller une révolution de chansons complices pour traverser des dictatures ou renverser la table. La beauté a son mot à dire face aux laideurs du monde…
Dans ce déferlement d’essentiels, on ne voit que des saltimbanques en mal de scène, réduits à tenter d’exister sur le rideau lisse et plat d’un écran d’ordinateur. La production d’un album, le tournage d’un film, exigent des mois de préparation, l’engagement financier d’une tournée de plusieurs dizaines de concert pour un seul artiste ne peut se réduire à la promesse d’une compensation post-production : aucun producteur, aucune salle, aucun artiste ne peut avancer les fonds nécessaires, et survivre à une telle logique. Nos professions sont à l’arrêt pour longtemps.
La création artistique en France, induit un million deux cent mille emplois, et brasse le double des revenus de l’industrie automobile. Chômage, manque à gagner, risque de fermetures en cascades, ce cocktail, habituellement, fait descendre les protagonistes dans la rue. Mais…
Sur une mer imaginaire, loin de la rive…
L’artiste en quête d’absolu, joue les naufragés volontaires…
Il est là debout sur une planche qui oscille sur la mer.
La mer est houleuse et la planche est pourrie.
Il manque de chavirer à chaque instant.
Il est vert de peur et il crie :
“C’est merveilleux !
C’est le plus beau métier du monde !”
(Raymond Devos, “L’Artiste”)
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